Il n'y a pas d'âge pour ça

 Dimanche 5 juillet 2020, 16H

C’est l’heure à laquelle son fils l’appelle tous les jours.
Il a pris cette habitude depuis quelques temps.
Après des mois confinés, ce RDV téléphonique quotidien joue efficacement son rôle de lien entre un fils et sa mère.

Aujourd’hui, pourtant, il ne l’appellera pas.
À partir d’aujourd’hui, il ne l’appellera plus.

Je suis dans la voiture.
Dans un tourbillon.

Je rentre chez moi.
Je n’avais jamais vécu ça. Je ne le revivrai jamais.

Je viens de quitter le lieu où le cœur de mon père a choisi de cesser de battre.
Il y a quelques minutes encore, je pleurais dans les bras de ma mère et de mon frère à côté d’un sac plastique au sol dans lequel le corps de papa était enfermé, sur cette aire de pique-nique de la route des vacances.
La douleur de l’instant était à la hauteur de la beauté du lieu : puissante.
Les vacances ne débuteront pas cet été.   

J’imagine que toutes les personnes qui perdent un proche dans des conditions aussi soudaines et inattendues subissent ce choc.
Il faut l’encaisser, hein.
Quand le matin même, ton père te salue d’un « vivement la bière sur la plage ce soir ! » en fermant la portière de la voiture qui, comme chaque année, emmène des grands-parents et leurs petites-filles vers leurs prochains souvenirs communs, tu ne t’attends pas, à 16H, à revenir chez toi avec tes filles pour les confier à leur père, afin de filer chez ta mère choisir les vêtements qui accompagneront ton propre père dans son cercueil.

Pourtant, à 16H, ce jour-là, c’est à une autre mère que je pense.
Ma petite mamie, dans son EHPAD.
Avec cette terrible question :
Comment annoncer à une mère que son fils est mort ?
Y-a-il une meilleure manière de faire qu’une autre ?

Après conciliabule familial, au milieu des larmes, mon frère, ma mère et moi décidons de nous rendre dès le lendemain en Haute-Loire.
Nous n’avons pas le choix, le temps est compté.
Nous devons y être avant 16H demain.
Le non-appel du 5 juillet ne serait pas inquiétant pour mamie, il pouvait être mis sur le compte du trajet et des bouchons.
Celui du 6 juillet serait terrible.

C’est après une nuit sans sommeil, des marques innombrables de soutien et de condoléances, et avec des questions qu’on ne souhaiterait jamais se poser en tête que nous prenons la route tous les trois.
Sur le trajet, nous réfléchissons à la moins pire stratégie pour annoncer l’inannonçable à une vieille dame de plus de 90 ans.
Une vieille dame cardiaque qu’Alzheimer a ignorée, et qui attend impatiemment son appel de 16H avec le bruit des vagues en fond sonore.

Pierre est le seul dont la visite est envisageable dans l’esprit de ma grand-mère ce jour-là, maman étant censée être en train de nager jusqu’à la bouée jaune, et moi profiter de ce premier jour child-free par une belle grasse mat’.
Décision est prise de le laisser entrer le premier dans la chambre de l’EHPAD.
Terrible poids pour mon petit frère.

Juste avant de frapper, autant la porte que ma grand-mère avec les mots qui vont suivre, nous nous regardons tous les 3, derrière nos masques.
Quelques secondes suffisent pour conclure ce pacte, ce cri de guerre silencieux avant une bataille, cette cohésion d’équipe avant le match.
Il ne reste que quelques secondes d’insouciance à ma grand-mère.

On fait tomber tous les masques, Pierre frappe, et s’engouffre sans attendre dans la petite pièce.

J’entends alors Mamie, surprise : « Oh Pierre ! »
Je devine en un quart de seconde son sourire décliner quand mon frère prononce « Mamie, j’ai quelque chose à te dire ».
Sans nous concerter, maman et moi pénétrons instantanément dans la chambre.
En nous voyant apparaître, Mamie est confuse, hébétée.
Puis elle voit nos larmes.
Elle comprend immédiatement.

Je n’oublierai jamais son cri.

« NON, NON !!! »

4 ans après, je ne sais plus qui a parlé en premier, qui a rompu les cris de douleur de ma grand-mère pour poser des mots qui étaient inutiles.
Seuls les « Non, pas Jean-Paul ! Laissez-moi mourir ! Mon enfant, mon enfant ! » résonneront à jamais en moi.

Demain, cela fera 4 ans que j’ai annoncé à une mère la mort de son enfant.
Son enfant de 67 ans.




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