Stéphane, Camille et le monde sans temps

 Lundi 

7H

Le réveil de Stéphane vient de sonner. Il ouvre péniblement un œil, puis le referme. Il ne se presse pas, il avait réglé d’autres alarmes. A 7h05. Et à 7h10. Puis 7h15. Quand il est motivé, il lui arrive même de se lever avant celle de 7h20.

Pendant ce temps, Camille est déjà active. En ce début d’été, les jours sont longs, elle est réveillée tôt par le soleil. Elle a déjà arrosé le potager et s’apprête à nourrir les poules. Elle s’est levée avec une petite nausée. Impossible pour elle de déjeuner, elle a dû mal digérer le dîner d’hier soir. Un thé a suffi aux aurores, et a permis d’étancher sa soif matinale.

12H

Stéphane souffle. La sonnerie a retenti dans les couloirs du collège où il enseigne l’histoire-géographie. Ce n’est pas le job de ses rêves, mais ça lui permet d’avoir du temps libre pour aller courir. Il ne l’a pas dit à ses collègues, mais il s’est inscrit au marathon de Paris. Un pari qu’il a fait avec lui-même. En attendant ce soir et ses 10 km de course prévus, il file à la cantine. Il a faim depuis deux bonnes heures, le gargouilli de son ventre a fait plonger la 6ème A dans un fou rire collectif. Il se jette sur le poulet-frites, qu’il engloutit en 14 minutes, tout en regardant les informations sur son téléphone. A la 25ème minute, une fois en salle des profs, il commence à regretter d’avoir pris une double ration. A la 30ème, il sent poindre le coup de bambou post-prandial. Pas de bol, il doit expliquer aux 3ème C les impacts géopolitiques de la crise des Malouines. Stéphane envisage de prendre un 4ème café pour tenir.

Camille, elle, a grignoté vers 11h, quand son estomac a fini de se remettre de sa tarte un peu trop épicée de la veille. Elle s’est servi juste ce qu’il fallait de sa salade composée pour satisfaire sa faim. Comme souvent, elle a déjeuné sur sa petite table, sur sa terrasse, en regardant les chats jouer et en profitant des rayons du soleil. En ce début d’après-midi, elle éprouve quand même une certaine fatigue. Il faut dire qu’elle a bien travaillé ce matin, elle a fait 51 pots de confiture de pêches. Comme toujours, elle a pris le temps de sélectionner les fruits, les laver, doser le sucre en fonction de l’acidité des pêches, et surveiller la cuisson en goûtant régulièrement. Elle décide d’aller s’allonger dans son hamac, sous le murier.

18H

 Stéphane exulte : il a mis seulement 47 minutes pour faire ses 10 km ! Il a vérifié son temps tout le long de sa course. Le chiffre sur sa montre connectée ne ment pas : il est en pleine progression !
Maintenant, il doit se dépêcher, il a sa visio hebdomadaire avec sa mère, à 18H30. Un rituel auquel personne ne déroge, ni son frère, ni sa mère, ni lui. ça fait 10 ans qu'ils font ça, il n'a pas le choix même si sa mère l'agace bien souvent. Il aimerait prendre le temps d’un bain, pour aider ses muscles à récupérer. Mais ce sera pour une autre fois. Il doit se dépêcher. En plus, il a un RDV galant ce soir.

Camille a dormi juste ce qu’il fallait pour lui donner l’énergie de commencer les conserves de haricots verts. Son activité de maraîchère la comble. Elle prend le temps de connaître sa terre et son environnement. Elle a observé son terrain, sa faune et sa flore pendant toute une année avant de planter quoi que ce soit. Elle a noté le rythme de la nature, engrangé des connaissances. Elle aime partager sa passion aux visiteurs ponctuels. D’ailleurs, elle se demande ce qu’est devenue Sophie, la petite jeune qui est passée faire un stage chez elle l’année passée. Ni une ni deux, Camille attrape son téléphone, et compose le numéro de Sophie. Cette dernière est ravie de lui répondre, et c’est installée dans son canapé avec un jus de fruits frais que Camille et Sophie racontent leurs vies.

23H

Stéphane est rentré chez lui. Il a pris le bus de 22H32. Il ne voulait pas attendre celui d’après.
Son RDV n’était pas à la hauteur de ce qu’il espérait. Décidemment, ce site de rencontres ne lui en apporte que des décevantes. Encore une femme qui veut prendre le temps, de « voir ce que ça peut donner ». Pourtant, lui, à 36 ans, il se connait, il sait ce qu’il veut, ce qu’il ne veut pas. Et puis bon, tous ses amis ont des enfants, il serait peut-être temps qu’il y passe aussi. Et sa mère lui tend des perches un peu trop encombrantes à ce sujet. Il se brosse les dents, enfile son pyjama et se met au lit. Pourtant il n’a pas sommeil. Trop de cafés, malgré les endorphines de la course. Il attrape son téléphone et navigue sur les réseaux sociaux. Il consulte les informations en direct sur Twitter, et actualise sa page régulièrement pour ne rien rater de ce qui se passe en temps réel. Le sommeil finira par l’attraper vers 1h27. Heureusement, il a mis ses réveils pour demain.

Camille a passé une chouette soirée. Son voisin est passé lui réparer son ordinateur, elle l’a remercié en lui offrant 3 de ses pots de confiture. Ils en ont profité pour parler des dernières nouvelles du village, elle a notamment appris que la boulangère était enceinte. Camille la félicitera demain au marché. Elle a commencé à bailler à la 4ème page de lecture de son livre, et s’est mise au lit rapidement. Les bras de Morphée l’ont accueillie dans la minute où elle avait éteint. Elle n’a pas eu un regard pour l’objet à aiguilles et douze chiffres sur le mur. De toute façon , elle l’avait acheté en brocante parce que la couleur s’accordait bien avec son mur.

Mardi matin

Le réveil n’a pas sonné. Ni à 7h, ni à 7h05, ni à 7h10 et 7h15. Et encore moins à 7h20. Stéphane comprend au moment où il ouvre un œil : il est reposé. Ce n’est pas normal. Il regarde son téléphone : aucune heure ne s’affiche ?! C’est impossible ! Il regarde ses mails, les réseaux sociaux… Plus aucune heure n’est notée ! On ne sait plus qui a posté quoi et quand. On ne peut plus suivre le fil des évènements, tout est mélangé. Pourtant il voit des choses nouvelles apparaître, mais il ne sait pas de quand elles datent.
D’un bond il se lève et va voir sur l’horloge du micro-onde. Rien ! Pourtant, l’appareil fonctionne !
C’est incroyable ! Dehors, le soleil est déjà bien haut, mais quelle heure peut-il bien être ?!

Stéphane est complètement perdu. Ce n’est vraiment pas le jour pour ce genre de blague. Il a une réunion très importante à 11H avec la directrice du collège. Mais qui pourrait bien avoir envie de faire ce genre de farce dérangée ?
D’un coup, il a une idée. Il cherche dans le tiroir de la salle de bain. Il doit y avoir la vieille montre de son père, celle qui se recharge avec le mouvement du poignet. Il peste contre le bazar qu’il trouve. Il n’a jamais pris le temps de ranger. Il finit par retrouver l’objet. Vite vite, plus une minute à perdre, il la secoue comme il peut, et regarde les aiguilles bouger. Ou pas. Rien ne bouge.

Le temps semble ne plus exister.

La panique commence à le prendre. Mais quelle heure est-il ? Il en vient même à se demander quel jour nous sommes. Il lui est impossible de donner une heure approximative. C’est limite s’il sait dans quel sens le soleil inonde son appartement. Et dire qu’il avait sa classe préférée ce matin !

Il fonce vers la fenêtre de son appartement. Et plonge son regard vers la rue.
Tout est normal.
Des piétons. Des voitures. Ça a l’air calme. Il n’entend pas les klaxons habituels des automobilistes coincés derrière les camions de livraison. Pourtant, il voit bien cette clio qui ne peut dépasser. Stéphane aurait déjà sauté à la gorge du livreur, qui a garé son véhicule en double file pendant qu’il décharge ses colis. Or la conductrice sourit, elle regarde même par la fenêtre le ballet du livreur.

Mais qu’est-ce qui a pu se passer ?

Stéphane enfile rapidement quelques vêtements pris au hasard, et c’est avec une chaussette différente à chaque pied qu’il s’élance hors de son appartement.
Une fois dans la rue, il fonce à l’arrêt de bus. Il y aura toujours des horaires, non mais !
Il y a du monde déjà.
Une fois sous l’abribus, il consulte le panneau d’information.
Le tracé habituel. Sans aucune heure correspondante. C’est complètement fou.
Stéphane ne peut pas croire que tout ait changé en une nuit. En plus, il sent qu’il commence à avoir faim. Et il n’a rien pour manger.

Il décide de dépasser sa honte et aborde un vieux monsieur :

« - dites-moi, monsieur, pouvez-vous me donner l’heure du prochain bus ? »

Le vieil homme le regarde d’un air ahuri et lui répond :
« - L’heure ? Qu’est ce que c’est ? »
C’est bon, cette fois-ci, c’est le retour de Surprise sur prise. Il y a forcément des caméras cachées. Il va se voir dans l’émission de vendredi 21H15, c’est sûr.
Ou alors le vieux est sénile. Il ne voit que cette explication.

Alors qu’il rassemblait son courage pour interroger une femme d’apparence censée, Stéphane voit le bus arriver. Tranquillement.
Stéphane se presse pour monter dedans. Il est observé par 14 paires d’yeux étonnés devant tant d’impatience.
Stéphane est mal à l’aise. Pourquoi ces gens sont-ils tous aussi calmes ? Ils ne sont pas en retard ? Ils n’ont pas des impératifs horaires ? Ils n’ont pas de vie ?

Le trajet semble très long à Stéphane. Constater l’absence d’heure sur tous ses réseaux sociaux lui donne la nausée et l’empêche de scroller comme d’habitude dans le bus. Il en vient à regarder les gens, et au dehors. Tiens, il n’avait jamais vu comme cette statue était ridicule devant le square ? Elle y était avant ? Avant quoi, d’abord ? Avant la fin du temps ?

Il est tiré de sa réflexion par l’arrêt du bus. Il est devant le collège.

Là encore, là où d’ordinaire il a le sentiment de pénétrer une fourmilière hyperactive, Stéphane constate un calme étrange. Une paix plus précisément. Les élèves parlent aux professeurs, les smartphones sont absents des mains des ados…
Ados qui lui disent bonjour d’ailleurs. Stéphane est surpris par tant d’amabilité. Ils veulent quelque chose ou quoi ?

Il se rue en salle des profs, avide de retrouver la grosse horloge qui orne un de ses murs.
Elle n’y est pas. Plus ?
A la place, un tableau. Immense.
Il s’approche.
Le tableau est plein de post-it.
Il y a des petits mots de gratitude, des propositions d’échange de biens et services, des dessins, des photos, des informations.
Et aucune date.

Stéphane s’assoit dans le canapé de l’antre professorale.
Il doit réfléchir.
Mais à quoi ?

Il tourne la tête et aperçoit un groupe d’élèves qui arrivent.
Dans ce monde, ils auraient le droit d’être ici ?
Apparemment oui, parce qu’ils se dirigent vers le tableau, ils prennent une post it et en déposent d’autres. Puis ils s’en vont, toujours dans le plus grand des calmes.

Stéphane est hébété. Abasourdi.
Il découvre un monde dans lequel le temps ne se mesure pas.
Il découvre un monde où seul le présent importe.
Il découvre un monde où seules l’intuition, et l’écoute de soi, permettent de subvenir à ses besoins, d’abord vitaux puis secondaires.

Ce soir, Stéphane aura déjà découvert la patience, par la force des choses. Il aura pris le temps d’attendre le bus. Peut-être même aura-t-il choisi de rentrer à pied et de découvrir sa ville.

Il aura découvert qu’on ne peut avoir de prise sur des évènements extérieurs à soi : il aura donné des cours à seulement la moitié des élèves qu’il a d’ordinaire, seuls ceux que le sujet du jour intéressait se sont présentés aléatoirement dans sa salle de classe. Mais Stéphane aura fait cours à des élèves réellement attentifs.

Dans une semaine, Stéphane aura découvert le plaisir de manger uniquement quand son corps le réclamait, sans porter la culpabilité du petit grignotage. Dans un mois, Stéphane sentira même que son jean sera devenu trop grand.
Dans une semaine, il aura déjà perdu les cernes qui accompagnaient son visage dès le matin. Il se sentira bien moins fatigué, puisqu’il commencera à écouter les signaux de son corps qui le poussent au lit.

Dans un mois, Stéphane aura compris qu’il lui suffit d’appeler sa mère quand il en a envie. Les relations avec elle se seront apaisées, et il sera bien plus attentif aux propos qu’ils se tiennent.
Il ne saura pas son temps du marathon. Parce qu’il aura arrêté de courir pour l’exploit personnel. Mais dans un mois, il partagera sa passion de la course avec d’autres personnes croisées ici et là.

Dans 6 mois, cela fera déjà 1 mois qu’il fréquentera une jeune fille, qu’il n’aura pas rencontré sur un site dédié. Une femme avec qui la relation sera fluide, simple, puisqu’au présent, l’expression des ressentis est indispensable et écarte toute rancoeur ou jalousie. 

Le couple vivra au rythme des levers de soleil et des rotations de la terre autour du soleil.
Il vivra au fil des signaux de leurs corps et de leurs sens.
Il laissera leur amour les guider chaque instant. 

Stéphane aura appris à vivre, sans se contenter d’exister, dans ce monde où le temps existe sans qu’il ne soit possible de le mesurer.

Et Camille ?

La vie de Camille sera la même. Si ce n’est qu’avec Stéphane, qu'elle a rencontré chez la boulangère, ils auront décidé de se servir du bois de l’horloge de sa chambre pour faire une maison pour les oiseaux.
Ce sera bien plus utile.

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