J'ai tenu ma promesse, Monsieur

 

Il est entré déterminé dans mon bureau.

Un sourire sincère, une poignée de main franche et une voix assurée.

On avait échangé un peu au téléphone avant ce RDV : son parcours médical, l’opération qu’il allait subir, les traitements de chimiothérapie, les conséquences sur sa voix, sa parole, sa déglutition. Il était conscient de tout ça. Rien de quoi entacher sa détermination à dépasser cette épreuve, qui, il en est certain, ne sera qu’une étape parmi d’autres dans sa vie.

Il est arrivé dans mon cabinet d’orthophonie car il lui avait été recommandé. C’est moi qui accueille les cas étranges, bizarres, désespérés, parfois un peu flippants. Des syndromes rares aux noms barbares, des séquelles dramatiques d’attentats, des pathologies qu’ont préférerait ne pas connaître, qui viennent bousculer des vies et abîmer les corps. Vies qui viennent se déverser dans mon bureau. Corps qui résistent parfois à mes gestes.

Immédiatement, j’aime ce patient. J’aime la confiance qu’il semble avoir en moi, même si je suis en permanence en train de douter de mes capacités. J’aime cette complicité saine qui semble vouloir se mettre en place dès les premiers échanges.
Je commence à remplir le dossier. Premier coup au cœur : il a l’âge de papa.
Je poursuis l’analyse de sa pathologie. Un cancer de la langue. Il va subir une ablation d’une partie de la langue. Un lambeau va être utilisé. L’épaule va être touchée également. Mon travail va consister à l’aider à parler et manger à nouveau. Sur le papier, c’est tout à fait possible, en fonction de l’œuvre du chirurgien. Ça tombe bien, je me suis inscrite à la formation de thérapie manuelle en orthophonie, idéale pour ce type de rééducation. Vu l’état physique et le mental de Monsieur, je suis assez sereine.
On continue à échanger sur qui il est, ses motivations. « Je veux continuer à vivre pour voir grandir mon petit-fils et jouer avec lui ». Deuxième coup au cœur. Les petits-enfants, vitamine du bonheur. Comme papa.

Notre alliance thérapeutique vient de naître.

Les premières séances consistent à se préparer à l’opération. Monsieur est attentif, un excellent élève.
Puis l’opération.
Je le vois arriver – il n’a jamais voulu que je me déplace, il tenait à garder sa liberté de venir- et cacher toute sa douleur derrière une dignité remarquable. Il me semble même qu’il a fait une blague à mon petit patient précédent.
Il n’avait pas souhaité aller en centre de rééducation comme cela lui avait été conseillé. Il ne voulait voir que moi. Et être présent pour sa femme, et son petit-fils.
Il est encore nourri par sonde, mais cela ne durera pas, je lui ai promis.

Cette séance est douloureuse pour nous deux. La confrontation des ex-espérances à la réalité.
S’approprier un nouveau corps, remettre en route une proprioception un peu délaissée, faire le deuil d’une image symétrique… On en avait parlé. Mais le vivre est une autre marche.

Alors la rééducation débute vraiment.

Il vient au cabinet 2 à 3 fois par semaine. Il n’est jamais absent.
Je commence à mettre en application mes acquis tout nouveaux. La sonde est vite enlevée.
Et ça marche.
Monsieur s’accroche, et au fil des mois, récupère une articulation quasi normale et n’a que quelques ajustements à faire pour déglutir sans difficultés. Il ne se plaindra jamais des traitements radiothérapiques et chimiothérapiques. Ce sera un non sujet pour nous.

Le temps passant et les résultats aux examens étant encourageants, la pression redescendait peu à peu. La posture allongée sur ma table de massage incite semble-t-il aux confidences, tel le canapé du psychanalyste.
Un jour, alors que je suis en train d’accompagner les mouvements de son épaule, Monsieur choisit de me raconter une partie de son histoire familiale.
Ce quart d’heure que je n’oublierai jamais. A la fin duquel j’étais noyée de larmes. Rien que de l’écrire me fait frissonner.

Il a choisi de me parler de ses parents.
Ses parents qui se sont rencontrés pendant la guerre.
Dans un train.
Qui les menaient à Auschwitz.
Son papa était résistant français. Sa mère juive polonaise.
Monsieur m’a raconté cet échange de regard foudroyant, qui lui a sans doute été conté par ses propres parents. Ce silence, faute de langue commune. Mais cet Amour qui a transcendé toutes les limites.
Il m’a raconté comment, au cours d’un arrêt imprévu, son futur papa et sa future maman se sont pris la main, sans se parler, et ont sauté vers le danger et l’inconnu.
Il m’a raconté la fuite à travers l’Europe, les cachettes, les aides providentielles, les frayeurs. Et la délivrance.

Il a terminé son récit en me disant « personne ne le sait ».
La seule chose que j’ai pu répondre, encore sonnée de tant de beauté, a été « Mais il faut raconter tout ça ! » Il a souri. Et il a acquiescé.
C’est alors qu’on s’est promis d’écrire cette histoire tous les deux une fois que le cancer serait derrière lui.
J’ai toujours été bouleversée par les récits de la seconde guerre. J’aimais écouter mes grands parents me raconter leur enfance. Rien que l’idée qu’on veuille me confier un souvenir à graver de cette période me comblait, quelle que soit l’issue.

Le temps a passé, puis ce qui devait arriver arriva.
J’ai dû mettre un terme à la rééducation pour la plus belle des raisons qui soit : il n’avait plus besoin de moi.
Ce n’était plus le moment de raconter de vieux souvenirs. Le temps du futur était venu à nouveau.

Alors nous nous sommes dit au revoir, non sans émotions tout en nous promettant de nous donner des nouvelles.

Le temps a passé.
Bien trop peu à mon goût jusqu’à ce coup de fil quelques mois seulement après nos au-revoir.
« Le cancer est reparti de plus belle, on va enlever encore un bout ».
Il est revenu.
La démarche moins assurée, la voix plus faible et la poignée de main qui cherche du réconfort sans pouvoir le transmettre à son tour.

L’œil pétille moins, la détermination est bien plus verbale que non verbale. Je crois qu’il sait.
On va pourtant essayer.
L’opération à venir est lourde. Il va perdre quasiment toute sa langue, et une bonne partie de sa mâchoire. Un bout de son tibia va être prélevé pour reconstruire la mandibule.  Cela va être douloureux et inesthétique.
Mais on y va, on tente, on essaie tout.
On se prépare à nouveau.

Cette fois-ci, il part quelques temps en centre de rééducation. Il a perdu beaucoup de poids. La nutrition par sonde est indispensable même 2 mois après l’opération.
Notre objectif est simplement de faire en sorte qu’il puisse se nourrir seul. Enlever ce tuyau qu’il déteste autant qu’il en est dépendant.
Pendant des mois, on tâtonne, on essaie. Je masse les cicatrices, j’essaie d’enlever les adhérences malgré une peau brûlée par les rayons, je tente de détendre un corps déformé et meurtri.
Malgré tout, il refuse encore que je me déplace chez lui. Je crois avec le recul qu’il a toujours souhaité préserver sa femme et sa famille.

Je suis inutile pour lui. Je me sens impuissante face à ses douleurs. Et pourtant il continue à venir, et je sais aujourd’hui qu’il m’a bien plus apporté à moi que je n’ai pu le faire pour lui. Il a été mon thérapeute. Il a toujours été optimiste. Il a toujours souri.
Malgré la maladie qui l’emportait doucement, il a toujours gardé la face. Comme papa.

Jusqu’au coup de fil. De Madame. Il était parti.

J’ai eu beaucoup de mal à dépasser cette perte. Pourtant, les décès font partie de mon quotidien d’orthophoniste. Mais Monsieur faisait partie de ces patients qui marquent une carrière. Par son humanité.

Je savais que je poserai un jour cette histoire par écrit. Je tardais certainement par peur de tout ce qu’elle pouvait faire remonter chez moi. Les liens avec papa, cette histoire d’Amour hors normes, cette complicité hors cadre thérapeutique…

La vie m’a donné le coup de pouce dont j’avais besoin pour m’aider à partager ce récit.
Un soir, mon amoureux photographe/batteur me dit avoir échangé avec une dame dont le fils était photographe/batteur. Ils avaient discuté à propos de cette coincidence et de leurs expositions respectives, peinture pour l’une, photo pour l’autre. Elle était censée repasser un autre jour pour visiter l'exposition photo.
Le lendemain, nous étions dehors, face au lieu d’exposition peinture, quand cette dame se présente. On me glisse alors discrètement « c’est cette dame-là ! ».
Nous parlons du hasard délicieux qui rassemblent son fils et mon chéri quand je percute que je la connais. Je lui demande si ce sentiment est partagé, tout en lui énumérant les lieux où j’aurais pu la croiser. Jusqu’au moment où je sors le mot « orthophoniste ».
Ses yeux s’illuminent alors : « C’était vous !!! Je suis Madame, la femme de Monsieur ! Merci pour tout ce que vous avez fait pour lui, il vous aimait tellement ! »
Ecrire, du moins tenter de traduire l’émotion qui m’a submergée à cet instant m’est impossible.
Nos larmes ont coulé non pas de tristesse, mais de la joie d’évoquer la si belle personne qu’était Monsieur.

Alors ce soir, grâce à Madame, je rends hommage à Monsieur, ce patient qui m’a tant appris, et qui me montre encore aujourd’hui que je suis sur le bon chemin.
Et même si ce n’est pas un roman, même si ce ne sont que quelques mots clairsemés dans un récit, je souhaite tenir mon engagement.

Désormais, je ne suis plus la seule à savoir qu’un résistant français et une juive polonaise se sont aimés en direction des camps de la mort, et que l’amour les a sauvés.
Cet amour qui a pris la forme de Monsieur, puis de Madame.

J'ai tenu ma promesse.  

 

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