Quand les mots s'envolent, l'orthophoniste reste
Crémieu, il y a quatorze ans.
Un message sur mon répondeur professionnel d’orthophoniste
fraîchement installée.
Une femme, qui demande un RDV pour son mari, qui selon elle perd la mémoire.
Le neurologue les envoie faire un bilan orthophonique en attendant l’IRM.
Je viens d’ouvrir mon cabinet, mon agenda présente encore
quelques disponibilités. Une prise en charge de début de maladie d’Alzheimer,
cela augure un suivi assez long, parfois complexe étant donné les impacts
familiaux. Dès le message sur le répondeur, une alerte s’était allumée en moi
quant au rôle de la femme.
RDV est pris pour le bilan la semaine suivante.
Ils arrivent tous les deux.
Lui, calme, souriant, avenant, mais avec une pointe d’inquiétude dans le
regard. Il semble essayer de me dire quelque chose sans pouvoir le verbaliser.
Elle, elle prend toute la place. Elle parle pour mari, elle semble même penser
pour lui.
Parfois il la regarde avec tristesse puis me fixe. Si parfois, dans ce genre de
situation, les mots d’un époux ou d’une épouse traduisent l’esprit du conjoint,
cela ne me paraît pas être le cas ici.
Une intuition.
Elle m’explique le parcours médical, mais surtout le fait
que son mari semble oublier des mots, il ne l’écoute plus comme avant. Elle me
dit combien c’est difficile pour elle, qui a quelques soucis de dos, et qui ne
trouve plus d’écho de ses plaintes auprès de son mari.
Enfin, il prend la parole. A plusieurs reprise, je suis tout
de même obligée de demander à madame de le laisser parler.
Il me raconte combien il aime jardiner, et faire du vélo.
Son sourire est complètement sincère.
Je crois qu’on va beaucoup s’apprécier tous les deux.
Mais en attendant, je dois procéder au bilan de mémoire, et aller confirmer
qu’Alzheimer a commencé à faire son œuvre.
Je décide de faire sortir Madame.
Elle ne comprend pas.
Je ne cède pas, c’est dans un sourire que je lui propose de patienter en salle
d’attente.
Son mari est majeur et vacciné et jusqu’à preuve du contraire, il est autonome
mentalement et physiquement.
Je jurerais presque entendre un soupir de soulagement venant de monsieur quand
je ferme la porte sur une madame apparemment ulcérée mais coopérante.
Nous sommes tous les deux, face à face.
C’est alors qu’il m’explique qu’il a parfois du mal à
trouver les mots, qu’il doit réfléchir pour trouver le bon terme. Ça l’embête
parce que ça énerve sa femme, mais il ne fait pas exprès.
Je pose LA question qui me semble être la plus prédictive sur un potentiel
diagnostic de maladie d’Alzheimer :
« - ça vous inquiète ces pertes de mémoire ? »
D’expérience, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer débutante,
n’ayant plus la capacité d’enregistrer de nouvelles informations, ne sont pas
inquiètes par ces pertes de mémoire. Elles minimisent, et font illusion.
Là, la réponse de monsieur est :
« oui, je sens que ce n’est pas normal ».
Ah.
Vite, mon cerveau s’active.
J’ai déjà une hypothèse, mais j’espère sincèrement que je me plante.
C’est rare, et c’est un accompagnement très spécifique. Et l’environnement
conjugal est loin d’être aidant.
Je prépare ma batterie de tests.
Je m’apprête à chercher la petite bête, à découvrir ce qui veut s’échapper du
cerveau de ce monsieur si doux.
Mon intuition est tenace.
J’essaie de garder une posture d’évaluatrice, neutre, sans que mon
pressentiment ne puisse venir orienter mes conclusions.
Au fil des épreuves, je comprends que j’avais raison.
J’ai du mal à le croire tant la présentation du mal qui le ronge a l’air pure.
Par acquis de conscience, je propose encore un autre test, pour être sûre.
A la fin du bilan, je suis sûre de moi.
Je suis aussi triste qu’euphorique de cette découverte.
Triste pour mon patient qui va vivre des moments difficiles, conjugués à la
cohabitation stressante avec sa femme.
Euphorique devant le tableau clinique qui se présente à moi, en attendant
d’être confirmé par l’IRM.
Je suis jeune praticienne, je manque encore d’expérience.
Je n’ai pas le droit de poser un diagnostic médical, je ne peux que poser un
diagnostic orthophonique avec toutes les précautions inhérentes à l’absence
d’imagerie.
J’ai une pression supplémentaire, le neurologue qui suit monsieur est un ponte
en la matière, il était mon professeur à l’école d’orthophonie. Je n’ai pas le
droit à l’erreur.
Je demande à monsieur s’il souhaite que sa femme soit là
pour entendre ce que je pense avoir trouvé.
Etrangement, il veut qu’elle soit là.
Avec le recul, c’était la meilleure chose à faire, pour que mes mots soient
entendus de la même manière au même moment. Evidemment la compréhension sera
altérée selon chacun des auditeurs, filtrée par leurs peurs et leurs espoirs.
Madame entre, silencieuse.
Elle regarde son mari, bouche pincée, et s’assoit.
Je respire, je les regarde tour à tour.
Je suis sûre de mon diagnostic.
A moi de trouver les mots quand lui, qui est face à moi, les perd.
Alors tranquillement, simplement, j’explique à ce couple que
monsieur ne perd pas la mémoire.
Il perd les mots.
Il perd le langage.
Il perd son expression verbale.
Il perd une grande capacité de communication.
Il devient silencieux.
Tout doucement.
Je pose alors avec beaucoup de prudence le nom barbare
d’aphasie progressive primaire.
L’alzheimer du langage.
J’explique qu’à ce stade-là, c’est ce que les tests ont
montré, c’est une photographie à un instant T des capacités cognitives et
langagières de Monsieur.
Seule l’IRM viendra confirmer ou non cette hypothèse.
Je n’ai pas appris dans ma formation initiale à gérer
l’après annonce.
C’est sur le tas, au gré des rencontres avec mes patients, que je me forme à
écouter leurs craintes, leurs peurs, leurs espoirs.
Il arrive fréquemment que des patients arrivent dans mon cabinet avec un
diagnostic posé par un spécialiste qui, pour des raisons multiples, n’a pas
parlé de l’après, au sens vie quotidienne et impacts sur l’écosystème familial.
Cela fait partie de notre job.
Je sais aussi que les informations données immédiatement après l’évocation
d’une hypothèse ou d’un diagnostic sont très peu intégrées, et qu’un temps de
digestion est nécessaire pour évoquer l’après de manière posée, avec des
émotions apaisées.
J’explique donc au couple face à moi que nous attendrons le
résultat de l’IRM et le RDV avec le neurologue pour parler plus profondément de
cette maladie.
Je propose néanmoins de ne pas attendre pour débuter la rééducation
orthophonique.
C’est alors que Madame, qui avait dû ruminer pendant une
heure dans la salle d’attente, laisse enfin exploser son ressentiment :
« oui, enfin la maladie a bon dos, je suis sûre qu’il fait exprès de ne
pas m’écouter, c’est facile pour lui, il a pas de peine à monter les escaliers,
lui, et c’est pas lui qui gère toute la maison, etc etc… »
On ne me l’avait jamais faite celle-là. On ne me l’a jamais refaite,
d’ailleurs.
Je suis désarçonnée. Monsieur est silencieux, résigné. Je
crois qu’il aurait envie de répliquer, il le peut tout à fait, mais il n’en a
pas envie. Plus envie. Il se réfugie dans le silence, diaboliquement aidé par la
maladie.
Je choisis de mettre un terme à ce monologue qui me paraît
complètement injuste, pour garder une attitude la plus professionnelle possible
quand en mon for intérieur, je sais exactement les épreuves qui les attendent
et que son discours est complètement inadapté. Elle ne peut pas le savoir. Pas
encore.
Je ne découvrirai qu’au fil de l’accompagnement de monsieur que Madame ne
comprendra jamais.
Mais pour l’heure, nous prenons RDV avec Monsieur.
Il va venir au cabinet, à raison de 2 fois par semaine.
Ensemble, nous allons tenter de contrer les effets des mots qui s’envolent en
développant ensemble un autre moyen de communication, qui, lui, restera le plus
longtemps possible.
Je les raccompagne dehors.
Je m’assois à mon bureau.
Je suis un peu sonnée par ces montagnes russes émotionnelles qui viennent
remuer autant de belles choses que des blessures personnelles.
3 semaines plus tard, je reçois le compte-rendu du
neurologue.
Aphasie progressive primaire pure.
Et ce qui me marque le plus dans ce compte-rendu, c’est la phrase à mon
intention, de ce neurologue si pointu et tatillon qui ne m’a jamais épargnée en
cours. Je ne m’en rappelle plus les termes exacts mais ils ressemblaient
à : « La justesse de l’investigation et le professionnalisme de
Madame Aulagnon avaient déjà évoqué, à raison, cette hypothèse
diagnostique ».
Lire cette phrase m’a alors provoqué à nouveau un
chaud/froid émotionnel :
J’ai fait mon travail de manière professionnelle, et j’ai été reconnue pour ça.
Je me sens comme un chevalier adoubé par le seigneur. J’ai envie de hurler ma fierté
d’orthophoniste au monde entier.
Et je vais pour la première fois de ma jeune carrière accompagner un monsieur
dont le corps a choisi de renoncer peu à peu à la communication. J’ai envie de
pleurer, je suis dévastée devant l’injustice et les coups du sort.
Ces moments de tiraillement sont légion dans nos professions
médicales et para-médicales. Ils viennent mettre à mal nos valeurs et nos
convictions face à l’inéluctable. Ces accompagnements sont intenses, parfois
difficiles mais avec le recul, je sais aujourd’hui que ce sont ceux qui nous
font le plus cheminer sur nos pratiques et sur nous-mêmes.
Les séances, les instants de vie que j’ai vécus auprès de ce
monsieur, feront certainement l’objet d’un autre texte.
Cela faisait un moment que je souhaitais écrire au sujet de
ce monsieur qui m’a tant apportée. Peut-être parce que je vois de temps en
temps des vidéos de Bruce Willis, qui présente la même maladie. Ou simplement
parce qu’à travers monsieur, j’intégrais doucement que si les paroles
s’envolent, les écrits restent à jamais.
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