Mélia, ou comment la mort devient la vie à travers ses yeux

Elle a 4 ans.

Nous sommes en vacances en Corse.
Nous visitons un petit village en -a ou en -o, et pénétrons dans une petite église.
Dans un recoin du monument, un gisant, un corps embaumé.
Mélia s’approche, elle est subjuguée par ce corps au visage cireux.
Moi, ça me rappelle juste une journée interminable avec le cathé pour aller voir le curé d’Ars, dans le même état que ce cadavre devant moi.
Mais elle, elle reste ébahie devant ce cercueil transparent.

Elle a 9 ans.

Ce matin, elle part en vacances avec sa sœur, et ses grands-parents, direction la mer.
Sur le trajet, son papi se sent mal.
Sa Mamie prend le volant.
Papi ne va pas mieux, ils s’arrêtent sur cette aire au bord de la nationale.
Puis Mélia voit les pompiers, voit le massage cardiaque, voit l’hélicoptère, et voit le sac plastique au sol avec le corps de son Papi chéri. 

Le lendemain, le corps de mon papa a été rapatrié à la chambre funéraire locale.
Il a été préparé.
Mélia veut venir avec moi.
Je suis embêtée, jamais je ne m’étais posée la question de savoir si ma fille de 9 ans pouvait venir voir le corps mort de son grand-père.

Je décide d’en parler à son papa. Je sais combien il avait été choqué par la vue du corps de son grand-père. Comme je le pensais, il est très frileux à l’idée d’infliger le même traumatisme à sa fille. Mais il me fait confiance.

Je décide de couper la poire en deux.
Je dis à Mélia : « Je vais voir Papi. Tu sais, parfois, les corps morts ne ressemblent pas du tout à la personne quand elle était vivante. Et Papi est resté au soleil dans le sac plastique hier, son visage n’est peut-être pas le même, ça peut être difficile de garder cette image de lui. Donc je vais me faire une idée, et je vais prendre une photo que je te montrerai, et tu décideras si tu veux venir le voir ».
Réponse : « Je m’en fiche de la photo, demain je viens avec toi, je veux voir Papi ».

J’arrive à la chambre funéraire.
Mon papa est là, préparé comme nous l’avions demandé, dans son pull bleu 2CV, en jean.
Il est beau, il est lui. C’est bien son visage, même si son âme l’a quitté.
Maman s’empresse de lui mettre ses lunettes, pour qu’il soit complet.
Avant de partir, je prends la photo pour Mélia.

J’arrive à la maison, et Mélia me demande comment est installé Papi.
Je lui explique : la chambre funéraire, le cercueil, les registres de condoléances, les visites…Je lui demande si elle veut voir la photo. « Oui, si tu veux, mais on y va quand demain ? »
Elle regarde la photo, mais ne montre aucune réaction particulière. Elle voit simplement son Papi allongé dans un truc qui n’est pas un lit.

Nous partons le lendemain pour la chambre funéraire.
Je la sens enjouée, heureuse de venir, curieuse, même.
Je suis un peu interloquée de constater ça.
Depuis 2 jours, elle a pleuré, oui, mais pas tant que ça. 

Elle entre dans la chambre discrètement, comme s’il ne fallait pas réveiller Papi.
Elle a son doudou dans les mains.
Elle avance, et passe le paravent qui protège le visiteur d’une vue directe sur le cercueil.
J’ai les yeux pleins de larmes, je ne sais pas du tout ce qui va se passer.
Je la laisse faire.
Elle s’approche du cercueil, et comme en Corse, je la vois subjuguée.

Elle sourit.
Elle se retourne d’un coup et me demande : « je peux le toucher ? »
Je lui réponds « bien sûr ma puce, il sera peut-être juste un peu dur et froid, mais oui, tu peux faire ce que tu veux ».

Alors elle pose sa main sur celle de son Papi, le caresse, remet son pull droit.
Puis elle lui fait un bisou.
Et elle le regarde.
Je crois que tout le temps où nous étions là, elle n’a fait que le regarder avec amour et tendresse.
Dans cette pièce froide, malgré le cadavre de mon père et mes larmes, le sourire de ma fille était en train de dévoiler une lumière que je ne soupçonnais pas encore chez elle.

Jour des obsèques

Toute la famille est réunie autour du cercueil, qui sera fermé dans quelques instants.
Nous avons tous mis quelque chose dedans, pour accompagner Papa.
Nous pleurons tous.
Sauf Mélia.
D’un coup, elle dit « j’ai faim ».
Interruption inattendue au milieu d’un moment si solennel.
Ma cousine est la première à réagir : « j’ai des gâteaux dans la voiture si tu veux ma grande ».
Elle va les chercher.
Mélia les empoigne, et reprend sa place au-dessus du cercueil, en grignotant ses biscuits.
D’un coup, elle s’écrie « Mince, j’ai mis des miettes sur Papi ! »

Eclat de rire général dans la chambre funéraire.
Ce moment est pour moi un des plus beaux de cette journée : Mélia venait de remettre de la vie dans cet espace de mort.
Je crois que c’est ma cousine qui a répondu « tu sais, je ne crois pas que ça le dérangera »

Quelques instants plus tard, Mélia est dans la 2CV de son Papi, avec sa maman et son oncle, et c’est ensemble qu’on essaie de pousser la voiture à fond pour tenter de se faire prendre au radar sur la Rocade.

Nous sommes à la cérémonie.
Entre 2 confinements.
La salle est bien trop pleine par rapport à la jauge recommandée.
On s’en moque.
Papa était aimé.
Sur le cercueil, le dessin fait par Mélia. Celui qui ornera les faire-part de remerciements.

Le cérémoniant a compris qui était Papa, il nous a suivis dans toutes nos demandes : le défilé de 2CV, la chanson pourrie, les post-its sur le cercueil…
Et dans nos discours.
C’est Mélia qui a demandé à parler devant la centaine de personnes présentes.
La veille elle a écrit son discours dans sa chambre.
Elle m’a demandé de l’imprimer.
Alors quand j’ai fini le mien, elle monte sur l’estrade, je lui ajuste son micro, et elle prend la parole :

« Papi était un homme bien, gentil, blagueur, courageux, râleur. Et je suis bien contente d’être râleuse comme lui.
Une fois il m’a emmenée au cirque du soleil à Paris et même que je m’en souviens très bien. Ce jour-là il avait beaucoup plu.
Et il m’a emmenée aussi plusieurs fois à Disneyland Paris pour me faire plaisir. ça me faisait beaucoup rire quand en voiture il râlait sur les autres en disant « Quel Ane ! » En fait, c’était le meilleur papi du monde entier. Et je pense même qu’il méritait une médaille.
Papi tu vas me manquer très fort. »

Silence dans la salle.

Emotion pure.

Une petite fille de 9 ans qui déclame son amour à son Papi, d’une voix forte, apaisée et confiante. Une leçon de vie.

Quelques semaines plus tard

Nous sommes sur un bateau, au plus près de ces rochers que Papa aimait tant.
C’est le moment de le laisser partir pour de bon.
L’urne passe de main en main.
C’est au tour de Mélia.
Elle est à la proue, je tiens l’urne avec elle.
Elle est silencieuse quand elle laisse s’envoler les cendres de son papi.
Pour la première fois, je la sens triste.
Son sourire reviendra quand elle prendra le gouvernail pour rentrer.

Elle a 11 ans.

Nous sommes toutes les 2 dans le zodiac du club de plongée.
Mélia a voulu faire un baptême.
La destination du club ce jour-là : les 2 Frères.
Dès que j’ai su ça, j’ai tenté de garder pour moi toutes les émotions qui voulaient affluer. Je n’avais pas replongé depuis longtemps. Le faire sur le lieu de repos de mon papa avait une saveur particulière. Alors y emmener ma fille, si proche de son Papi, qui dort encore dans son pull… Je ne veux pas lui transmettre une quelconque crainte. Je masque tout ça derrière ma joie de plonger avec elle.
Volontairement, je ne dis rien à notre accompagnateur.

Nous sommes sur les lieux, nous nous équipons. Aucune peur chez elle.
Elle écoute les consignes attentivement, et nous plongeons.
30 minutes de bonheur pur, à suivre les poissons, caresser une étoile de mer, toucher les rochers… Je la vois sourire des yeux derrière son masque.
Je suis heureuse de partager ce moment avec elle et de découvrir combien elle aime la plongée autant que moi. 

Il est temps de remonter.
Je sors la première, puis elle arrive.
Elle ôte son masque, elle est rayonnante de bonheur et elle me dit en éclatant de rire « Maman, j’ai avalé Papi ! »


Ce texte, cela fait un moment que je voulais le sortir. 

Un texte intime.

Plusieurs raisons ont fait que c’était le moment.

La première étant que Mélia a pris récemment conscience de son rôle auprès des autres au sujet de la mort. Elle a compris qu’elle devait transmettre ce qu’elle savait : que la mort c’est la vie. Elle me raconte comment elle prend la parole à ce sujet en classe, combien ses amis la remercient d’oser dire les choses telles qu’elles sont, ou comment elle dit « bonne nuit » tous les soirs à tous les défunts de sa famille. Mélia est une passeuse d’âme, et est heureuse de l’être. Elle a souhaité elle-même que j’en fasse un texte.

La seconde raison est plus personnelle. Je suis dans une phase de ma vie où j’ai besoin de vérité, de réalité. Je ressens le besoin de dépasser les faux-semblants. Et grâce à ma fille qui me montre simplement le chemin, je peux poser des mots sur les maux qu’on s’inflige nous-même, en ayant peur des termes qui cachent une simple réalité qu’on refuse parfois de voir. 

Grâce à Mélia, j'ai compris combien nos enfants sont nos maîtres. Ils voient la vie telle qu’elle est. Simple.

La peur de la mort est une peur d’adulte, pas d’enfant.

Et si les réponses à cette peur étaient apportées par nos enfants ?







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